Chapitre 5

Si vous dites à votre femme :
« Chérie, je ne suis pas bien, j’ai mal à l’estomac, »
vite, qu’elle vous fasse prendre Ubik !
Ubik, en un clin d’œil, vous remet sur pied.
Utilisé conformément au mode d’emploi,
Ubik soulage vos migraines et vos crampes d’estomac.
Rappelez-vous : Ubik est à portée de votre main.
Éviter tout usage prolongé.

5

Durant les longues journées d’oisiveté forcée, anormale, l’anti-télépathe Tippy Jackson dormait régulièrement jusqu’à midi. Une électrode implantée dans son cerveau stimulait en permanence le sommeil à MOER (mouvements oculaires extrêmement rapides), aussi, même allongée entre ses draps, elle était loin d’être inactive.

À cet instant précis, son rêve provoqué artificiellement tournait autour d’un employé mythique de Hollis, doté de pouvoirs psioniques énormes. Tous les autres neutraliseurs du système solaire avaient abandonné la lutte ou s’étaient fait détruire. À la suite de ce processus d’élimination successive, c’était à elle que revenait maintenant la tâche de nullifier le champ émis par cette entité surnaturelle.

— Je ne suis plus moi-même quand vous êtes là, l’informa son nébuleux adversaire.

Sur son visage apparut une expression de haine qui le faisait ressembler à un écureuil psychotique. Dans son rêve Tippy répondit :

— Peut-être la définition de votre autosystème manque-t-elle de frontières authentiques. Vous avez érigé une structure de personnalité précaire sur des facteurs inconscients dont vous ne possédez pas le contrôle. C’est pourquoi vous vous sentez menacé par moi.

— Ne travaillez-vous pas pour un organisme de protection ? demanda le télépathe de Hollis, en regardant nerveusement autour de lui.

— Si votre pouvoir est aussi stupéfiant que vous le prétendez, dit Tippy, vous pouvez le savoir en lisant dans mon esprit.

— Je ne peux plus lire dans les esprits, répondit le télépathe. Mon pouvoir a disparu. Attendez, vous allez parler avec mon frère Bill. Tiens, Bill ; parle à cette dame. Tu aimes cette dame ?

Bill, qui avait plus ou moins l’air d’être le jumeau du télépathe, déclara :

— Je l’aime bien parce que je suis un précog et qu’elle ne me post-scripte pas. (Il traîna les pieds et sourit, découvrant de grandes dents pâles, aussi carrées que des dominos.) Moi qui suis démuni de cette harmonieuse proportion, privé d’avantages par la trompeuse nature… (Il s’arrêta, les sourcils froncés.) Quelle est la suite, Matt ? demanda-t-il à son frère.

— … déformé, inachevé, envoyé avant mon temps en ce monde qui respire, façonné à peine à demi, dit Matt le télépathe pareil à un écureuil, en se grattant la peau méditativement.

— Ah ! oui, approuva Bill le précog. Je me rappelle. Et si estropié et disgracieux que les chiens aboient après moi quand je passe auprès d’eux. C’est dans Richard III, expliqua-t-il à Tippy.

Les deux frères sourirent. Même leurs incisives étaient carrées. Comme s’ils se nourrissaient exclusivement de graines crues.

Tippy demanda :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire, firent Matt et Bill à l’unisson, que nous allons vous avoir.

Le vidphone sonna et réveilla Tippy.

Elle tâtonna pour l’attraper, clignant des yeux, aveuglée par des taches de couleur flottantes. Elle décrocha et dit : « Allô. » Mon Dieu, il est tard, pensa-t-elle en regardant la pendule. Je deviens complètement végétative. Le visage de Glen Runciter se dessina sur l’écran.

— Bonjour, Mr Runciter, fit-elle en se tenant hors de portée du scruteur du vidphone. Vous avez un travail pour moi ?

— Ah ! Mrs Jackson, dit Runciter, je suis content de vous trouver. Nous sommes en train de former un groupe sous ma direction et celle de Joe Chip ; onze personnes en tout, une mission d’une importance capitale. Nous avons examiné le dossier de chacun pour procéder à la sélection. Joe estime le vôtre satisfaisant, et je suis de son avis. Dans combien de temps pouvez-vous être ici ?

Son intonation débordait d’optimisme, mais sur le petit écran son visage apparaissait tendu et soucieux. Tippy demanda :

— Je ne logerai pas chez moi ?

— Non, faites vos bagages. Je vous rappelle que chacun de nos collaborateurs doit être prêt à partir avec ses bagages sur-le-champ, s’il le faut. C’est une règle que je ne laisserai pas transgresser, spécialement dans le cas présent où il y a urgence. (Sa voix avait pris une certaine sécheresse.)

— Je suis prête. Je serai au bureau de New York dans un quart d’heure. Je dois juste laisser un mot à mon mari qui est à son travail.

— Parfait, dit Runciter, l’air préoccupé (il regardait sans doute déjà le nom suivant sur la liste). À tout à l’heure, Mrs Jackson. Il raccrocha.

Quel rêve étrange, se dit-elle en ôtant hâtivement son pyjama et en se précipitant à la recherche de ses vêtements. D’où Bill et Matt disaient-ils que la citation était tirée ? De Richard III, se souvint-elle, tout en revoyant en esprit leurs grandes dents plates, leurs têtes identiques au crâne bossué, avec des touffes de cheveux roux pareils à de la mauvaise herbe. Je ne crois pas avoir jamais lu Richard III, réalisa-t-elle. Ou, si je l’ai fait, ce devait être il y a des années, quand j’étais enfant.

Comment peut-on rêver d’une citation littéraire qu’on ne connaît pas ? se demanda-t-elle. Peut-être un télépathe réel était-il en train d’agir sur moi pendant mon sommeil. Ou bien un télépathe et un précog travaillant en tandem, tels que je les ai vus dans mon rêve. Ce serait une bonne idée de demander à notre service de recherche si, par le plus grand des hasards, Hollis n’emploie pas deux frères nommés Matt et Bill, couplés en équipe.

Perplexe et mal à l’aise, elle entreprit de s’habiller le plus rapidement possible.

 

 

Allumant un palma supreme Cuesta-Rey vert, cent pour cent Havane, Glen Runciter s’enfonça dans son fauteuil directorial, pressa une touche de son interphone et déclara :

— Préparez un chèque de cent poscreds, Mrs Frick. À l’ordre de G.G. Ashwood, à titre de prime.

— Oui, Mr Runciter.

Il observa G.G. Ashwood qui arpentait avec agitation le vaste bureau en claquant des semelles sur le parquet de bois véritable.

— Joe Chip est apparemment incapable de me dire ce qu’elle peut faire, reprit Runciter.

— Joe Chip est un sagouin, dit G.G.

— Cette Pat, comment remonte-t-elle dans le temps alors que personne ne le fait ? J’imagine qu’un tel pouvoir n’est pas nouveau, mais aucun éclaireur ne l’avait décelé jusqu’à présent. En tout cas, c’est illogique de l’engager ; c’est un pouvoir qu’elle a, pas un anti-pouvoir. Et nous, notre fonction, c’est…

— Comme je l’ai expliqué, et comme Joe l’a indiqué dans son rapport, elle peut anéantir complètement les facultés des précogs.

— Mais ce n’est qu’un effet secondaire.

Runciter se plongea dans ses pensées.

— Joe estime qu’elle est dangereuse. J’ignore pourquoi.

— Vous le lui avez demandé ?

— Il a marmonné je ne sais quoi, comme il le fait toujours. Joe n’a jamais de raisons claires, seulement des intuitions. À part ça il veut quand même qu’elle participe à l’opération montée pour Mick. (Il farfouilla dans les documents communiqués par le service du personnel et les rassembla.) Demandez à Joe de venir ici pour que nous puissions voir si notre groupe de onze est bien mis sur pied. (Il examina sa montre.) Ils ne devraient pas tarder à arriver. Je suis décidé à dire à Joe en face qu’il déraisonne en voulant inclure cette Pat Conley dans l’affaire, si elle est aussi dangereuse qu’il le prétend. Qu’en dites-vous, G.G. ?

— Il fait quelque chose avec elle, déclara G.G. Ashwood.

— Quoi donc ?

— Il couche.

— Joe ne couche avec personne. Nina Freede a lu dans son esprit l’autre jour et il est trop fauché même pour… (Il s’arrêta de parler car la porte du bureau venait de s’ouvrir ; Mrs Frick avança de sa démarche un peu chancelante en apportant le chèque destiné à G.G.) Je sais pourquoi il veut qu’elle soit de la partie, poursuivit Runciter tout en apposant sa signature sur le chèque. C’est pour pouvoir garder l’œil sur elle. Bon, c’est ce qu’il va faire, d’accord ; et il va aussi mesurer le champ psi malgré les instructions du client. Nous devons savoir à quoi nous avons affaire. Merci, Mrs Frick. (Il la congédia d’un geste de la main et tendit le chèque à G.G. Ashwood.) Supposez qu’on ne le mesure pas et qu’il s’avère trop intense pour nos neutraliseurs. Qui se ferait passer un savon ?

— Nous, répondit G.G.

— Je leur ai dit qu’avec onze ce n’était pas assez. Nous faisons tous nos efforts ; nous fournissons nos meilleurs sujets. Après tout c’est important d’avoir la clientèle de quelqu’un comme Stanton Mick. Mais c’est incroyable qu’un homme aussi puissant et fortuné que lui puisse être à ce point mesquin et à courte vue. Mrs Frick, est-ce que Joe est ici ? Joe Chip ?

Mrs Frick qui était prête à sortir se retourna et dit :

— Mr Chip est dans l’entrée avec plusieurs autres personnes.

— Combien, Mrs Frick ? Dix ? Onze ?

— À une ou deux personnes près, je dirais que c’est le nombre, Mr Runciter.

Runciter reprit à l’adresse de G.G. Ashwood :

— C’est notre groupe. Je veux les voir, tous ensemble. Avant le départ pour la Lune. (Il dit à Mrs Frick :) Faites-les entrer.

Il tira quelques vigoureuses bouffées de son cigare. Mrs Frick fit volte-face et quitta le bureau.

— Nous savons, dit Runciter à G.G., que leurs performances sont bonnes sur le plan individuel. Tout ça est inscrit ici. (Il agita les documents étalés devant lui.) Mais ensemble ? Quelle sera l’étendue du contre-champ polyencéphalique qu’ils émettront une fois réunis ? Posez-vous la question, G.G. Elle est capitale.

— Je suppose que l’avenir nous donnera la réponse, dit G.G. Ashwood.

— Il y a longtemps que je suis dans ce métier, dit Runciter. (Des gens commençaient à entrer un par un dans le bureau.) C’est ma contribution à la civilisation contemporaine.

— Voilà qui est bien dit, fit G.G. Vous êtes un policier qui veille à la sauvegarde de la vie privée des individus.

— Vous savez ce que dit de nous Ray Hollis ? demanda Runciter. Il prétend que nous essayons de faire revenir le temps en arrière.

Il examina les personnes qui pénétraient dans la pièce en se rassemblant les unes auprès des autres, sans parler. Quel assemblage hétéroclite, songea-t-il avec pessimisme. Une fille maigre comme un haricot vert, avec des lunettes et des cheveux jaunes et raides, qui portait un chapeau de cow-boy, une mantille de dentelle noire et des bermudas ; ce devait être Edie Dorn. Une femme plus âgée, brune, l’air avenant, avec des yeux perçants et un peu détraqués, en sari de soie, obi de nylon et socquettes ; Francy quelque chose, une schizophrène cyclique qui s’imaginait de temps en temps que des êtres intelligents venus de Bételgeuse atterrissaient sur le toit de son immeuble. Un adolescent aux cheveux crépus, drapé dans un air de supériorité et de cynisme orgueilleux ; celui-là, qui était habillé d’un mumu à fleurs et de culottes bouffantes, Runciter ne l’avait jamais vu. Quand tous furent entrés, il compta au total cinq femmes et cinq hommes. Il manquait quelqu’un.

Suivie de Joe Chip, Patricia Conley, avec son air d’orage en suspens et de feu qui couve sous la cendre, fit son entrée. Elle était la onzième ; le groupe était au complet.

— Vous avez été rapide, Mrs Jackson, dit-il à la femme couleur de sable, masculine d’allure, âgée de la trentaine, qui portait un pantalon de vigogne synthétique et un T-shirt gris où avait été imprimé un portrait maintenant presque effacé de Bertrand Russell. Vous aviez moins de temps que les autres, puisque je vous ai prévenue en dernier.

Tippy Jackson eut un sourire pâle et sans vie.

— Je connais certains d’entre vous, fit Runciter en se levant et en leur faisant à tous signe de s’asseoir et de prendre leurs aises. Vous, miss Dorn ; vous avez été choisie en premier par Mr Chip et moi en raison de votre remarquable activité vis-à-vis de S. Dole Melipone, dont vous avez perdu la trace sans qu’il y ait la moindre faute professionnelle de votre part.

— Merci, Mr Runciter, répondit Edie Dorn d’un petit filet de voix timide ; elle rougit et fixa, les yeux écarquillés, le mur d’en face. Je suis heureuse de participer à une nouvelle entreprise, ajouta-t-elle avec un certain manque de conviction.

— Lequel de vous est Al Hammond ? demanda Runciter en consultant ses papiers.

Un Noir de très grande taille, au dos voûté, avec un visage allongé à l’expression douce, fit un mouvement pour se désigner.

— Je ne vous avais jamais rencontré, dit Runciter tout en observant le dossier qui concernait Al Hammond. Vous vous classez en tête de nos anti-précogs. Bien sûr, j’aurais dû prendre plus tôt la peine de vous connaître. Combien d’autres sont anti-précogs ? (Trois mains se levèrent.) Tous les quatre, poursuivit Runciter, vous aurez certainement beaucoup de plaisir à travailler avec la plus récente découverte de G.G. Ashwood, qui intervient contre les précogs selon une base nouvelle. Peut-être miss Conley elle-même nous décrira-t-elle son pouvoir.

Il fit un geste vers Pat… Et se retrouva debout devant l’étalage d’une boutique de pièces de monnaie rares sur la Cinquième Avenue ; il observait un dollar d’or U.S. qui n’avait jamais été mis en circulation en se demandant s’il allait l’acheter pour l’ajouter à sa collection.

Quelle collection ? se demanda-t-il avec surprise. Je ne collectionne pas les pièces de monnaie. Qu’est-ce que je fais ici ? Et depuis combien de temps suis-je en train de faire du lèche-vitrines alors que je devrais être dans mon bureau en train de superviser… il ne parvenait pas à se souvenir de ce qu’il supervisait généralement ; une affaire qui employait des gens ayant certaines aptitudes, certaines facultés spéciales. Il ferma les yeux, essayant de focaliser son esprit. Mais non, j’ai abandonné ça, réalisa-t-il. J’ai dû prendre ma retraite à la suite d’un infarctus l’année dernière. Pourtant j’y étais il y a juste un instant, se rappela-t-il. Dans mon bureau. En train de parler à un groupe de gens d’un nouveau projet. Il ferma à nouveau les yeux. Tout a disparu, pensa-t-il dans un brouillard. Tout ce que j’ai édifié.

Quand il rouvrit les yeux il se retrouva dans son bureau, avec en face de lui G.G. Ashwood, Joe Chip et une fille brune intensément séduisante dont le nom lui était inconnu. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce, chose qui, pour des raisons qu’il ne s’expliquait pas, lui paraissait étrange.

— Mr Runciter, dit Joe, je vous présente Patricia Conley. La fille déclara :

— Quel plaisir de faire enfin votre connaissance, Mr Runciter.

Elle se mit à rire, avec dans les yeux une flamme de triomphe. Runciter se demanda pourquoi.

 

Elle a fait quelque chose, répliqua Joe Chip.

— Pat, dit-il à haute voix, je n’arrive pas à mettre le doigt dessus mais les choses sont différentes.

Il regarda autour de lui d’un air étonné ; le bureau avait son aspect habituel : tapis trop tapageur, trop d’objets d’art hétérogènes, trop de tableaux sans mérite artistique aux murs. Glen Runciter n’avait pas changé ; gris et hirsute, le visage plissé et songeur, il rendit à Joe son regard – lui aussi semblait perplexe. Près de la fenêtre G.G. Ashwood, portant comme d’habitude un élégant pantalon écorce-de-bouleau, une ceinture de chanvre, une chemise ajourée et une casquette d’élève ingénieur, haussa les épaules avec indifférence. Visiblement, il ne percevait rien d’anormal.

— Rien n’est différent, dit Pat.

— Si, quelque chose est différent, dit Joe. Vous avez dû remonter dans le temps et nous placer sur une piste différente ; je ne peux pas le prouver et je ne peux pas non plus préciser la nature des changements…

— Pas de querelles de ménage dans mon bureau, dit Runciter en fronçant les sourcils.

— Des querelles de ménage ? fit Joe, pris de court.

Il vit alors l’alliance au doigt de Pat : argent et jade ; il se rappelait l’avoir choisie avec elle. Deux jours, pensa-t-il, avant notre mariage. C’était il y a un an, malgré l’état de pénurie financière où j’étais. Bien sûr maintenant ça a changé ; Pat, avec son salaire et sa propension à l’économie, a arrangé tout ça. Pour toujours.

— Bon, continuons, dit Runciter. Il faut que chacun de nous se demande pourquoi Stanton Mick a confié son affaire à un autre organisme de protection que le nôtre. Logiquement, c’est nous qui aurions dû décrocher ce contrat ; nous sommes les meilleurs dans la partie et notre siège social est à New York, où Mick préfère en général traiter. Avez-vous une théorie, Mrs Chip ?

Il regardait avec espoir dans la direction de Pat. Pat demanda :

— Vous voulez vraiment le savoir, Mr Runciter ?

— Oui, fit-il en hochant vigoureusement la tête. J’aimerais énormément.

— C’est moi qui ai tout fait.

— Comment cela ?

— J’ai utilisé mon pouvoir.

Runciter dit :

— Quel pouvoir ? Vous n’avez pas de pouvoir ; vous êtes la femme de Joe Chip, c’est tout.

De la fenêtre G.G. Ashwood dit :

— Et vous êtes venue ici pour nous retrouver Joe et moi pour le déjeuner.

— Elle a un pouvoir, déclara Joe.

Il essayait de se rappeler, mais déjà cela devenait brumeux ; le souvenir s’effaçait au moment même où il essayait de le ressusciter. Une piste temporelle différente, songea-t-il. Le passé. Il ne pouvait arriver à formuler aucun autre concept ; puis le souvenir disparut. Ma femme, pensa-t-il, est un être unique ; elle peut accomplir quelque chose que personne d’autre sur Terre n’est capable de faire. En ce cas, pourquoi ne travaille-t-elle pas pour Runciter Associates ? Quelque chose n’est pas normal.

— Vous l’avez mesurée ? lui demanda Runciter. Après tout c’est votre travail. On dirait que vous l’avez fait ; vous avez l’air sûr de vous.

— Je ne suis pas sûr de moi, dit Joe. (Mais je suis sûr de ma femme, pensa-t-il.) Je vais chercher mon équipement, ajouta-t-il. Nous verrons quelle sorte d’aura elle émet.

— Voyons, Joe, fit Runciter avec mauvaise humeur. Si votre femme possédait un pouvoir ou un anti-pouvoir, vous l’auriez mesuré depuis un an au moins ; vous ne le découvririez pas aujourd’hui. (Il enfonça une des touches de son interphone.) Le service du personnel ? Avons-nous un dossier sur Mrs Chip ? Patricia Chip ?

Au bout d’un instant la voix dans l’interphone répondit :

— Aucun dossier sur Mrs Chip. À son nom de jeune fille, peut-être ?

— Conley, dit Joe. Patricia Conley.

Après une nouvelle pause :

— Nous avons deux documents sur miss Patricia Conley ; un rapport initial de Mr Ashwood et des résultats de tests effectués par Mr Chip.

De la fente de l’interphone les photocopies des deux documents émergèrent lentement et glissèrent à la surface du bureau. Examinant la feuille de tests, Runciter dit en fronçant les sourcils :

— Joe, jetez plutôt un coup d’œil à ça ; venez ici.

Il posa son index au bas de la feuille et Joe, venu se pencher à côté de lui, vit les deux croix soulignées ; lui et Runciter se dévisagèrent, puis regardèrent Pat.

— Je sais ce qui est inscrit, dit Pat d’un ton neutre. Pouvoir incroyable. Champ anti-psi à l’étendue inégalée. (Elle se concentrait, essayant de retrouver les termes exacts.) Capable vraisemblablement…

— Nous avons bien obtenu le contrat avec Mick, dit Runciter à Joe Chip. J’avais ici un groupe de onze neutraliseurs et puis j’ai suggéré…

— Qu’elle montre au groupe de quoi elle était capable, acheva Joe. Et c’est ce qu’elle a fait. C’est exactement ce qu’elle a fait. Et mon évaluation était exacte. (Du bout du doigt il traça le symbole du danger, au bas de la feuille.) Ma propre femme, dit-il.

— Je ne suis pas votre femme, dit Pat. J’ai également changé ça. Voulez-vous que les choses reviennent comme elles étaient ? Sans aucun changement, même dans les détails ? Ça n’apprendra pas grand-chose à vos neutraliseurs. D’un autre côté, ils n’ont de toute façon pas conscience de ce qui s’est passé… à moins que certains n’aient conservé une réminiscence comme Joe. Mais, même si c’était le cas, c’est une trace qui ne dure pas.

Runciter dit d’une voix acerbe :

— J’aimerais bien récupérer le contrat avec Mick ; au moins ça.

— Quand je découvre quelqu’un, fit G.G. Ashwood, on peut dire que je mets dans le mille. (Son visage était devenu grisâtre.)

— Oui, vous mettez vraiment la main sur des sujets d’élite, dit Runciter.

L’interphone bourdonna et la voix tremblotante de Mrs Frick annonça :

— Un groupe de nos neutraliseurs attend de vous voir, Mr Runciter ; ils disent que vous les avez convoqués pour une mission spéciale. Êtes-vous libre pour les recevoir ?

— Faites-les entrer, dit Runciter.

Pat déclara :

— Je garde l’alliance.

Elle exhibait l’anneau d’argent et de jade que, dans une autre trame temporelle, Joe et elle avaient choisi ; elle avait décidé de conserver de ce monde parallèle au moins cette chose. Joe se demanda si elle avait aussi laissé subsister une base légale. Il espérait que non mais préféra ne rien dire.

La porte du bureau s’ouvrit et, deux par deux, les neutraliseurs entrèrent ; après un moment d’hésitation, ils commencèrent à s’asseoir face à Runciter. Celui-ci les observa, puis se mit à compulser les documents rassemblés devant lui ; manifestement, il essayait de voir si Pat avait d’une façon quelconque changé la composition du groupe.

— Edie Dorn, dit Runciter. Oui, vous êtes ici. (Il la regarda, puis passa à l’homme à côté d’elle.) Hammond. Très bien, Hammond. Tippy Jackson.

Il promena à la ronde un regard interrogateur.

— J’ai fait aussi vite que j’ai pu, dit Mrs Jackson. Vous ne m’avez pas laissé beaucoup de temps, Mr Runciter.

— Jon Ild, poursuivit Runciter.

L’adolescent à la tignasse crépue répondit par un grommellement. Son arrogance, nota Joe, semblait avoir décru ; il paraissait maintenant introverti et avait l’air d’avoir les nerfs ébranlés. Il serait intéressant, se dit Joe, de vérifier ce dont il se souvient – ce dont tous, individuellement et collectivement, se souviennent.

— Francesca Spanish, dit Runciter.

Une femme brune, aux yeux lumineux, au physique de gitane, dont toute la personne était raidie et crispée sur elle-même, prit la parole :

— Il y a quelques minutes, Mr Runciter, pendant que nous attendions à côté, j’ai capté des voix mystérieuses qui m’ont dit des choses.

— Vous êtes Francesca Spanish ? lui demanda Runciter patiemment ; il avait l’air plus fatigué que de coutume.

— Je suis Francesca Spanish ; je l’ai toujours été ; je le serai toujours, fit-elle d’une voix convaincue. Puis-je vous dire ce que mes voix m’ont révélé ?

— Plus tard, peut-être, dit Runciter, passant au nom suivant.

— Il faut que ce soit dit, déclara miss Spanish d’une voix vibrante.

— D’accord, dit Runciter. Interrompons-nous quelques minutes. (Il ouvrit un tiroir de son bureau, prit une tablette d’amphétamine et l’avala sans eau.) Écoutons ce que les voix vous ont révélé, miss Spanish.

Il jeta un coup d’œil à Joe et haussa les épaules.

— Quelqu’un, dit miss Spanish, nous a tous transportés à l’instant dans un autre monde. Nous y avons habité, nous y avons vécu comme si nous en étions les citoyens, puis une vaste entité spirituelle englobant tout ce qui existe nous a ramenés à ce monde qui est le nôtre.

— C’est Pat, dit Joe Chip. Pat Conley. Qui a été engagée aujourd’hui par la firme.

— Tito Apostos, continua Runciter. Vous êtes ici ?

Il tendait le cou en passant en revue toutes les personnes assises. Un homme chauve porteur d’une barbiche se désigna. Son pantalon moulant de lamé or était passé de mode mais d’une élégance certaine. Aidé peut-être en cela par les boutons géants, en forme d’œuf, de sa blouse couleur de varech, il dégageait un air de dignité grandiose, une allure hautaine surpassant le commun. Joe se sentit impressionné.

— Don Denny, dit Runciter.

— Ici, monsieur, fit une voix sonore pareille à celle d’un chat siamois.

Elle émanait d’un personnage frêle à la mine grave qui se tenait assis très droit sur son siège, les mains sur les genoux. Il portait un pantalon de cow-boy avec des étoiles d’argent, une tunique de polyester et des sandales, et ses longs cheveux étaient emprisonnés dans une résille.

— Vous êtes un anti-animateur, dit Runciter, lisant le dossier qui le concernait. Le seul que nous ayons choisi. (Il dit à Joe :) Je me demande si nous aurons besoin de lui ; peut-être devrions-nous le remplacer par un anti-télépathe supplémentaire… on n’en a jamais trop.

— Il faut prévoir toutes les éventualités, répondit Joe. Puisque nous ne savons pas à quoi nous aurons à faire face.

— Sans doute, approuva Runciter. Bon, Sammy Mundo.

Un jeune homme au nez aplati, la tête trop petite et le crâne en forme de melon, habillé d’une maxi-jupe, leva le bras d’un geste spasmodique et vacillant, comme s’il était en proie à un tic ; on aurait dit, pensa Joe, que son corps anémique avait accompli le mouvement de sa propre initiative. Cet individu lui était connu. Mundo semblait avoir des années de moins que son âge réel ; le processus de la croissance mentale et physiologique avait cessé pour lui depuis longtemps. Pratiquement, Mundo avait le degré d’intelligence d’un raton laveur ; il pouvait marcher, manger, faire sa toilette et même, tant bien que mal, parler. Ses aptitudes anti-télépathiques n’en étaient pas moins considérables. Une fois, à lui seul, il avait nullifié S. Dole Melipone, et le bulletin de liaison de la firme avait ensuite célébré cet exploit pendant des mois.

— Ah ! bien, dit Runciter. Nous en venons maintenant à Wendy Wright.

Comme chaque fois qu’il en avait l’occasion. Joe jeta un long regard pénétrant sur la fille dont, s’il avait pu se le permettre, il aurait voulu faire sa maîtresse, ou mieux sa femme. Il paraissait impossible que Wendy Wright ait jamais pu être faite de sang et d’organes internes comme les autres humains. À proximité d’elle, il se faisait l’effet d’un singe difforme, graisseux, suant et vulgaire, à l’estomac bruyant et au souffle asthmatique. En sa présence il prenait conscience des mécanismes qui le maintenaient en vie ; à l’intérieur de lui toute une machinerie, des tuyaux, des valves, des compresseurs de gaz, des courroies de transmission ahanaient pour accomplir une besogne inutile, un labeur dont l’issue était condamnée. Quand il voyait son visage, il découvrait que le sien n’était qu’un masque criard ; la vision de son corps lui donnait l’impression d’être un jouet au rabais, usé. Il émanait d’elle des couleurs à la qualité subtile, comme sous un éclairage indirect. Ses yeux, telles des pierres vertes tombées du ciel, observaient impassiblement les choses ; il n’avait jamais lu en eux de peur, ni d’aversion, ni de mépris. Elle acceptait tout ce qu’elle voyait. En général elle semblait calme. Mais elle le frappait surtout par ce qu’elle avait de durable, de limpide et de frais, d’insensible à l’usure, à la fatigue, à la maladie et au déclin. Elle devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, mais il ne pouvait l’imaginer plus jeune, et certainement elle ne paraîtrait jamais plus vieille. Elle exerçait trop de contrôle sur elle-même et la réalité environnante.

— Je suis ici, dit Wendy avec une douce tranquillité. Runciter approuva de la tête.

— Bon ; reste Fred Zafsky.

Il fixa les yeux sur un homme flasque, aux grands pieds, entre deux âges, à l’air monstrueux, avec des cheveux laqués, un teint terreux et une pomme d’Adam particulièrement proéminente – habillé, pour cette occasion, d’un fourreau de la couleur d’un derrière de babouin.

— Ce doit être vous.

— Exact, approuva Zafsky en ricanant. Et alors ?

— Grand Dieu, fit Runciter en secouant la tête. Eh bien, il nous fallait un anti-parakinésiste, à titre de sûreté. Et c’est vous qui avez été choisi. (Il reposa les dossiers et chercha son cigare.) Voici le groupe, dit-il à Joe, plus vous et moi. Vous ne voulez faire aucun changement de dernière minute ?

— Je suis satisfait, dit Joe.

— Votre avis est que cette assemblée de neutraliseurs est la meilleure combinaison que nous pouvions réunir ? demanda Runciter en lui lançant un regard scrutateur.

— Oui, fit Joe.

— Et que nous avons là de quoi contrer les Psis de Hollis ?

— Oui, répéta Joe.

Mais il savait qu’il n’en était rien.

C’était une notion qu’il ne pouvait pas définir. Elle n’était évidemment pas rationnelle. Le contre-champ potentiel des onze neutraliseurs devait être considéré comme énorme et pourtant…

— Mr Chip, auriez-vous une seconde à m’accorder ? (Le barbu et chauve Mr Apostos, dont le pantalon de lamé or scintillait, saisit le bras de Joe Chip.) C’est au sujet d’une expérience qui m’est arrivée la nuit dernière. Dans un état hypnagogique il semble que je sois entré en contact avec un, ou peut-être deux, des employés de Mr Hollis – de toute évidence un télépathe opérant en liaison avec un de leurs précogs. Pensez-vous que je doive en parler à Mr Runciter ? Est-ce important ?

Hésitant, Joe Chip se tourna vers Runciter. Assis dans son fauteuil de prix, occupé à rallumer son cigare, Runciter paraissait terriblement fatigué ; il avait les joues pendantes.

— Non, dit Joe. Laissez tomber.

— Mesdames et messieurs, dit Runciter en élevant la voix pour couvrir la rumeur générale. Nous partons maintenant pour la Lune, vous tous, Joe Chip, moi-même et la représentante de notre client, miss Wirt, ce qui fait quatorze personnes en tout. Nous prendrons notre propre vaisseau. (Il sortit sa montre de gousset en or, ronde et anachronique, et la consulta.) Il est 3 h 30, le Pratfall II décollera de la terrasse principale à 4 heures. (Il referma la montre et la remit dans la poche de son gilet de soie.) Eh bien, Joe, fit-il, nous voilà embarqués là-dedans pour le meilleur ou pour le pire. J’aimerais que nous ayons sous la main un précog qui puisse jeter un coup d’œil pour nous dans le futur.

Son visage aussi bien que le ton de sa voix s’affaissaient sous le poids des soucis, sous l’irréversible fardeau de la responsabilité et de l’âge.